Loin, bien loin du tourisme ambiant et clinquant d’un Ushuaia, ville auto-proclamée la plus australe de la planète, se trouve la commune Caleta Maria, à l’est du côté chilien. Un lieu magique, reculé, encore secret, il éveilla nos rêves les plus enfantins au détour d’une photo reçue de la part d’amis partis se perdre, dirent-ils, au bout du monde.
Direction paso Rio Bellavista
L’exploration terminée des environs d’Ushuaia, nous prenons la route de Rio Grande, ville majeure de la Terre de Feu argentine. Le ravitaillement en essence et provisions effectué, nous prenons une piste de traverse pour le paso Rio Bellavista (poste frontière), méconnu, absent même des panneaux de circulation. S’ensuivent des kilomètres de pampa, qui couvre tout le nord de l’île : du désert à perte de vue, balayé par le vent, tout juste parsemé de quelques touffes coriaces. Ici rien ne pousse, on ne croise que de rares estancias à l’écart derrière les barbelés qui accompagnent la route.
Là-bas, au paso, les formalités sont rapides et les douaniers sympathiques. Les bougres ne doivent pas voir grand monde. D’ailleurs, on trouve souvent porte close avant que n’arrivent un à un les différents douaniers, sans doute sortis hâtivement de la sieste par les bruits du moteur. Côté argentin, les locaux paraissent vides et glacials, on se demande parfois comment et pourquoi un tel poste frontière reste ouvert.



Côté chilien, c’est mieux aménagé avec plusieurs cabanons successifs, plutôt chaleureux ; ils ont même décoré pour les fêtes, avec le sapin et quelques guirlandes. 3 personnes arrivent et s’assoient à chaque guichet : d’abord l’immigration puis la douane et enfin le SAG (service de l’agriculture), ils nous transmettent les papiers à fournir au guichet suivant, pourtant à quelques centimètres d’eux. Même dans un cadre aussi particulier, cela reste très rigoureux.
Après une brève inspection du van (le Chili proscrit scrupuleusement l’introduction de tout produit frais, d’origine animale ou végétale), le douanier nous demande notre point de chute.
« – Caleta Maria ». A ces simples mots, son visage s’irradie déjà. « Que peut-on y faire ? » demandons-nous, naïvement.
« – Observer… » répondit-il simplement, avant de poursuivre « Marcher, camper, pêcher… Profiter. ».
Nous les quittons alors pour ce paradis annoncé…
Retour à la Terre de Feu chilienne
Les vastes steppes arides du côté argentin laissent place à des forêts anciennes de lenga et autres espèces de nothofagus (arbres endémiques du sud Chili / Argentine). Au croisement avec Pampa Guanaco, bourgade poussiéreuse qui porte si bien son nom, nous prenons la direction du sud. Nous ne croiserons plus que de rares maisons isolées, à peine quelques voitures. Sur le chemin, une belle estancia abandonnée, vestige d’une conquête des grands espaces. Une route existe pour parcourir ces nombreux trésors du passé, un peu comme celle de Chiloé à la découverte des églises. On aperçoit parfois de vieilles machines rouillées utilisées jadis pour la culture, et même une vieille carcasse destinée à l’extraction d’or.

Nous retrouvons les paysages chatoyants que nous connaissons de la Terre de Feu : les champs rougeâtres comme en vallée de Carbajal, les forêts noyées par les barrages de castors, puis le paysage se fait plus montagneux, minéral et indomptable. La météo fait honneur à la Patagonie : soleil, pluie, vent, toutes les saisons sont réunies en de si brefs instants.



Un premier col et nous pénétrons dans le parc national de Karukinka : mystique vallée de feu qui contraste avec les eaux azur du lago Deseado.



La piste, si bonne jusque-là, se détériore légèrement lorsque nous attaquons un nouveau col qui nous sépare du parc Yendegaia. Au loin, sous cet enfer minéral, le lac Fagnano apparaît. Intense, immense, il s’étend jusqu’à Tolhuin en Argentine, nous avions dormi sur la rive opposée lors de notre route vers Ushuaia.


Parc national Yendegaia
La vallée se dévoile peu à peu. Au lac, l’intersection ne propose que 2 choix : Yendegaia et Caleta Maria. Le premier n’est l’affaire que de quelques kilomètres. Nous passerons la nuit au bord de la rivière, seuls au monde, avant de continuer la route. Elle s’arrête brusquement, bloquée par un portail et sobrement marquée de la mention « fin del camino ». Derrière, des ouvriers s’affairent depuis quelques années pour creuser la route à même les fjords et glaciers dans le but de rallier un jour le canal Beagle et Puerto Williams, la véritable ville la plus australe de la planète, actuellement accessible depuis Punta Arenas (ou Ushuaia via un onéreux ferry). Le projet, faramineux, a du retard, comme ce fut déjà le cas à l’époque de la construction de la mythique Carretera Austral. Ici encore c’est l’armée qui a la charge du chantier. Dans quelques années, les voyageurs emprunteront cette voie pour découvrir le parc de Yendegaia et rallier une nouvelle fin del mundo.



Mais retour au présent et pour l’instant, nous nous contenterons d’une modeste compensation avec la grande baie de Caleta Maria, qui débouche sur l’estuaire de Magallanes. La piste, encore fraîche, date de 2014. Historiquement la commune fut fondée dans les années 40 pour extraire du bois à destination de Punta Arenas et autres villes portuaires. Peu de traces subsistent de cette époque sinon des fragments éparses. Un engin rouillé orne le bord de la plage quand des pilotis immergés rappellent le ponton auquel accostaient jadis les navires.




Autour, la Cordillère de Darwin s’offre à nous, vierge, pure, presque préservée d’une société éculée. La baie reflète la pureté des glaciers, les pics enneigés côtoient le ciel déchaîné. Ce qui frappe, de prime, c’est l’intensité du vent, puissant et glacial, qui ici jamais ne faiblit. On le perçoit aux paysages désolés, nus, aux arbres pliés.
Mais à ce moment précis, c’est anecdotique, car notre esprit est déjà ailleurs, tourné sur la rive droite plus exactement. On ne feindra pas la surprise, tant elle était attendue, et espérée. A ce moment précis, nous nous rappelons la photo reçue de nos amis et qui éveilla cette aventure à l’ouest de la Terre de Feu. A quelques centaines de mètres sur la plage, une colonie de manchots rois nous attend !

Immobiles, blottis les uns contre les autres, ils patientent paisiblement sur un banc de sable. La joie nous submerge, on fait aisément fi des éléments et se précipite sur la plage.




Ils ne sont plus qu’à une dizaine de mètres, séparés d’un mince filet d’eau. Nous ne les dérangerons pas, nous nous asseyons face à eux. Certains sont allongés sur le ventre, d’autres restent debout malgré les bourrasques, regroupés, comme s’ils conversaient entre eux.

On rentre à la voiture s’habiller plus chaudement puis retour sur la plage quelques minutes plus tard. Nous ferons cela toute la journée. D’autres manchots arrivent depuis la mer ; leur position dans l’eau est bien différente : le corps immergé, le cou allongé et la tête redressée, on croirait des canards en premier lieu. Alors, ils accostent majestueusement sur le banc de sable, sous notre regard médusé. Ils rejoignent à pied leurs compagnons, cette fois avec leur démarche amusante, les ailes ballantes vers l’arrière pour s’équilibrer.
Nous les laissons une nouvelle fois pour suivre la baie. Nous marcherons une bonne heure sur le sable. Nous croisons un guanaco, égaré et trouillard comme pas deux ; il hésitera de longues minutes avant de passer devant nous, au trot.
Plus loin, la plage laisse place aux rochers, le chemin devient moins aisé et le vent persiste, nous revenons sur nos pas. Un maigre cairn en bord de plage et quelques bouts de ficelle accrochés aux arbres semblent symboliser un éventuel sentier qui s’élèverait à travers les bois, franchirait la montagne et rejoindrait alors, peut-être, les glaciers du parc national Alberto de Agostini. Rien sur les topos, cette région est encore en cours d’exploration, il faudrait être fou pour s’y aventurer. L’idée nous aura bien parcouru, brièvement, mais la météo n’est pas de notre côté, nous resterons sages pour cette fois.


Retour sur la plage à observer nos amis marins. Plusieurs groupes sont distants, certains partent en mer, pêcher sans doute. Nous n’observons pas de petit néanmoins, à cette époque ils ont déjà bien grandi mais sont normalement reconnaissables à leur pelage brun épais qui ne leur permet pas encore de nager. Difficile de dire s’ils vivent ici toute l’année, en colonie, ou si c’est un lieu de passage.

Soudain, un individu débarque sur la plage, face à nous. Erreur de trajectoire ? Il se dirige lentement dans notre direction, jusqu’à quelques mètres. Il n’est pas farouche et semble vouloir rejoindre sa colonie un peu plus loin. Nous l’observons longuement, tandis qu’il déambule maladroitement sur le sable. Il est magnifique !


Nous profitons du moment, à jamais figé dans le temps. Le voilà qui s’éloigne en direction des siens. Derrière, fjords et glaciers complètent la photo. Quel instant !

Même une fois couchés, on continue de les guetter depuis le van, soucieux qu’ils nous quittent sans prévenir. Au matin, on jette un œil, ils sont toujours là ! Super, on fait le tour de la plage et on en profite une nouvelle fois. Vient le moment difficile des adieux, on s’y était attaché à ces p’tites boules de plumes ! Adieu Maurice, adieu Jean-Christophe. Oui toi aussi André tu nous manqueras, regarde-le faire le zouave celui-là…
Nous laissons une trace de notre passage au bout du monde et reprenons la route pour celui que nous connaissons.


Direction Cerro Sombrero au nord. Après être revenus sur nos pas, on retrouve la pampa du nord. Petit arrêt à une scierie pour prendre de l’essence. A 2€ le litre de 93, on en met le moins possible. Plus loin, la route longe la côte et ses falaises, le décor est superbe, jusqu’à la réserve chilienne « Pinguino Rey », qui est la seule colonie (officiellement) de cette espèce accessible depuis un continent.
Reserva Pinguino Rey
Pour remettre dans le contexte, nous avions visité cette colonie 2 semaines plus tôt, sur la route pour Ushuaia. Camille rêvait depuis longtemps d’observer des « pingouins ».

Le «sachiez-vous» ?
Manchot ou pingouin ?
Les hispaniques utilisent le mot « pinguino » quand les anglophones disent « pinguins » pour désigner ce que nous appelons de notre côté… les manchots ! Semant la confusion chez plus de 60 millions de français. En réalité le pingouin comme on l’appelle chez nous, qui est bien différent du manchot, ne correspond qu’à une seule espèce, le petit pingouin, qui ressemble davantage à un macareux (même famille).
On se rappellera que le pingouin vit dans l’hémisphère nord et peut voler quand le manchot vit dans le sud et a perdu sa capacité au vol au fil de l’évolution.
Toutes les espèces observées en Amérique latine (Chiloé, Ushuaia, Péninsule de Valdès…) sont donc des manchots. Ici on parle du Roi plus exactement, deuxième plus grande espèce après l’Empereur !
Si vous avez bien lu, le rêve de Camille était donc de croiser un… manchot roi !
La réserve est privée, elle n’est pas gérée par la CONAF. On y accède du nord par une bonne piste depuis la route principale ou en remontant le long de la côte. Il est préférable de réserver car les créneaux horaires sont limités et peuvent être pleins en haute saison. D’ailleurs la réserve n’est pas ouverte toute l’année.
Située dans la baie Inutil, la réserve est née de la volonté de protéger cette colonie probablement parvenue par accident il y a seulement quelques années, en 2010 ! A l’époque 80 manchot ont débarqué sur la côte. Face à la méconnaissance et invasive curiosité des touristes, seuls 8 individus sont revenus par la suite. La réserve a été créée l’année suivante en 2011 pour protéger cette colonie.

Un guide nous accompagne, à travers un sentier bien défini. Dans un premier temps, il nous explique les règles à respecter et comment se déroule la visite. Il nous explique tout ce qu’il y a à savoir sur la colonie et les manchots, il est très disponible pour nos questions. On rejoint plusieurs points de vue successifs qui permettent d’observer la colonie à distance. Des longues vues de bonne qualité sont disponibles, il faudra bien quelques minutes pour ajuster la mire avec le téléphone et on obtient un résultat tout à fait honorable.
Ce ne sont pas les petits manchots, qui courent dans tous les sens. Les rois eux sont bien moins mobiles et restent souvent dressés debout, immobiles. Parfois, un individu se déplace pour notre grand plaisir, mais ce ne sont souvent que quelques pas, espacés de longues secondes.
Selon la date, on peut observer les jeunes manchots, plus ou moins âgés. Ils naissent autour de novembre et grandissent assez vite, mais ils conserveront un an leur pelage et ne pourront pas partir en mer d’ici-là. Leurs parents se relaieront pour les nourrir ou les protéger. Ils n’ont guère de prédateurs sur l’île en dehors des renards pour les juvéniles.
La visite est instructive et agréable mais on reste un peu sur notre faim, une heure ça passe bien trop vite. On aimerait prendre davantage le temps à les observer, s’asseoir et contempler, mais on ne reste guère plus de quelques minutes aux miradors. C’est assez frustrant !
Prix : 17€ adulte
Site internet : https://www.pinguinorey.com/
Cerro Sombrero
Sur le retour (et à l’aller) la petite bourgade de Cerro Sombrero est un arrêt incontournable pour les voyageurs. Non pas de glacier, ni d’animaux exotiques, mais une vraie douche chaude, propre et gratuite, mise à disposition par la ville. A côté, on capte également le wifi de la municipalité !
On y trouvera un bivouac tranquille en bord de ville, d’après les infos des Poudre d’Escampette, où une famille de renards a élu domicile. On observera longuement les renardeaux se chamailler entre eux !

